Des traditionalistes, mais aussi des fidèles plus modérés, restent mobilisés contre deux pièces de théâtre.
Bien sûr, de loin, cela a tout d’une manifestation de catholiques intégristes. Des drapeaux représentent «le cœur de Jésus», un pick-up gris chargé d’une sono et d’un groupe électrogène empestant le gazole déverse de la musique sacrée. Un homme propose benoîtement : «Vous ne voulez pas une belle chanson de la Vierge couronnée d’étoiles ? Je l’ai dans mon iPhone.» Bien sûr, le gros de cette assemblée d’environ 300 personnes est composée de cathos bien «tradis». Des prêtres en soutane, des jeunes en chasubles jaunes. C’est le service d’ordre du mouvement Civitas, organisateur de cette manifestation du 29 novembre à Villeneuve-d’Ascq (Nord), contre la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu. Qu’aucun manifestant n’a vu.
Très entouré de caméras, il y a aussi un «cheikh musulman», enturbanné, qui se dit «ici pour soutenir [ses] frères chrétiens dans leur désarroi, contre la christianophobie, pour partager la liberté d’expression, pas quand elle blesse, ni lorsqu’elle diffame». A côté de lui, soutane brune et chapelet, frère René Maria, accent flamand, est descendu de Belgique «voir comment les chrétiens français sont fidèles à leur catholicité».
«Ignominie». De quoi est faite cette «catholicité» ? De beaucoup de jeunes, venus en famille, de retraités, qui écoutent et applaudissent aux sermons exaltés d’Alain Escada, leader de Civitas, qui prêche, use et abuse de mots qui claquent, comme «ignominie» ou «barbarie». Il prend un malin plaisir à en rajouter, en évoquant les «excréments», «défécations», «liquides brunâtres»,«montrés sur cette scène dans la pièce de Castellucci», à quelques mètres, au théâtre La Rose des vents. Dans les rangs, un adolescent fait la grimace en marmonnant «c’est dégueulasse», et son père hoche gravement la tête.
Dans la foule, il y a des gens arrivés un peu par hasard : «On ne voulait pas venir, c’est notre curé qui nous a forcés», dit un couple de retraités. Comme il faut monter plus haut vers la place, un quinquagénaire lâche : «On grimpe au calvaire.»Il y a ces gens qui ne veulent pas «répondre aux journalistes, on a tellement l’habitude qu’ils nous caricaturent». Mais aussi, ça et là, de petits signes montrant que certains manifestants sont des occasionnels, des nouveaux venus dans la troupe.
Ils reprennent mollement les slogans - «Théâtre corrompu, les chrétiens dans la rue» ou «Jésus Christ caillassé, chrétiens insultés» - parce qu’ils les trouvent piteux. Pour Sophie et Foucault, 19 et 16 ans, c’est une première. Scouts de Roncq (Nord), ils veulent «oser dire» leur foi dans la rue. Selon eux, on peut tout faire avec la liberté d’expression, mais «pas se laisser marcher dessus».
Les cathos intégristes qui défilent à côté de lui ? Foucault les dédaigne : «Ils sont dans leur mythe. Ils se prennent pour des héros. C’est inutile.» Sophie a été convaincue par sa grande sœur, très croyante, de venir. Leurs parents les ont prévenus : «S’il y a des dérives, vous rentrez.» Quentin, 21 ans, étudiant en école d’ingénieur, ne se reconnaît pas en «intégriste», même s’il trouve que ce «sont souvent ceux qui bougent le plus rapidement». Il estime que tous les catholiques devraient venir à ce type de manifs, plus «significatives» qu’une «veillée de prière» (organisée le soir même par l’évêché) et surtout plus «visibles». Pour Quentin, ces représentations théâtrales ne les mettent «pas en danger physiquement, mais dans le sens où notre foi est remise en cause».
Pas «intégriste», non plus, voici Mathieu, 23 ans. Lorsque la banderole «la France est chrétienne et doit le rester» se déploie, il précise : «Je ne suis pas d’accord avec ce slogan-là.» Mathieu est venu manifester pour la première fois depuis sa paroisse de Saint-Maurice, parce que, dit-il, dimanche, lors des annonces à la fin de messe, le curé a prévenu de ce rassemblement. Il juge que cette pièce où on envoie des «bombes de peinture sur le Christ»,«c’est un blasphème qui n’apporte rien». Il estime qu’«au niveau chrétienté, on a tendance à se laisser faire».
«Instrumentalisés». L’Eglise de France est gênée aux entournures. Elle sait qu’«il y a des catholiques [de base, ndlr] troublés par ces représentations», qui peuvent céder aux sirènes des «manifestations que nous condamnons», et risquent d’y être «instrumentalisés», comme l’a résumé récemment le porte-parole de la conférence des évêques, Mgr Bernard Podvin : «Entre les gens de Civitas [les intégristes, ndlr] et les croyants, il y a un monde humble qui ne comprend pas et est de bonne volonté.»
Pour Nicolas Senèze, journaliste à La Croix, Civitas a réussi sa «campagne d’amalgame» de deux pièces de théâtre qui n’ont rien à voir, entre celle de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, et Golgota Picnic, également contestée. On voit une «nouvelle jeunesse» aux manifestations. Civitas se lèche les babines de pouvoir ainsi présenter un nouveau visage. L’Eglise, qui prône la liberté d’expression, préfère, elle, «ouvrir le dialogue». Jeudi soir, Mgr André Vingt-Trois, archevêque de Paris, organise une veillée de prière à la cathédrale de Paris. Les radicaux viendront peut-être s’y faire entendre.
Didier Arnaud, à Villeneuve-d'Ascq (Nord)