ROME N’EST PLUS DANS ROME
De Philippe Levillain
Perrin, 452 p., 22,50 €
VERS ÉCÔNE
De Philippe Béguerie
DDB, 480 p., 36 €
Deux nouveaux ouvrages éclairent la formation intellectuelle et les premières années de Mgr Marcel Lefebvre en mettant en exergue la pensée du fondateur de la Fraternité Saint-Pie-X et l’évolution qui l’a conduit à la rupture avec Rome en 1988
Si, entre Rome et Écône, la pierre d’achoppement que constitue Vatican II « est… de granit », comme le résume Philippe Levillain, l’opposition de Mgr Lefebvre à l’Église est à chercher plus profondément dans une vision théologico-politique qui trouve son origine dans une formation familiale et intellectuelle qui puise aux sources de l’intransigeantisme contre-révolutionnaire et du maurrassisme.
Quitte à provoquer l’inévitable levée de boucliers des disciples de Mgr Lefebvre à la seule évocation de sa filiation intellectuelle avec l’Action française, l’historien spécialiste du catholicisme montre à quel point son milieu familial et son passage au Séminaire français de Rome dans les années 1920 l’ont imprégné de pensée maurrassienne. Il suffit d’évoquer le P. Le Floch, alors supérieur du séminaire et fervent défenseur de l’Action française et pour qui le clergé se doit d’être, selon l’expression de l’Action française, « le “cerveau de la nation”, le bras armé de l’Église ».
La condamnation de l’Action française en 1926 et l’éviction du P. Le Floch par Pie XI marqueront à jamais son ancien élève : « Il en resterait constamment le goût de s’imposer auprès de Rome, et pour Rome, en conquérant visionnaire plutôt qu’en simple serviteur de la transmission de la foi. »
Cela suffit-il pour basculer dans l’intégrisme ? Certes non. Mais la conjonction de la Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation et du concile sera déterminante : « Lefebvre était une figure maréchaliste, et même vichyste ; il était pacellien (…). De Gaulle et Vatican II, c’était beaucoup pour Lefebvre. »
Le basculement se produit donc dans les années 1960. Sur cette période, le livre du P. Philippe Béguerie apporte des éléments déterminants. Ancien spiritain, il était professeur au scolasticat de Chevilly-Larue, à l’époque où Mgr Lefebvre, en pleine campagne électorale pour prendre la tête des spiritains, annonçait son intention de « nettoyer Chevilly » des éléments jugés modernistes.
Exégète, le P. Béguerie se livre dès cette époque à une étude très poussée de la pensée de celui que Jean XXIII a évincé d’Afrique pour le faire évêque de Tulle. Reprenant les crises provoquées dans son diocèse de Dakar par l’ancien archevêque et étudiant au fond ses textes, il montre combien la pensée lefebvrienne est imprégnée par la notion d’ordre et la distinction sociale entre inférieurs et supérieurs, seuls ces derniers ayant l’usage de la liberté. « On ne vous demande pas de réfléchir, mais d’obéir, les supérieurs sont là pour penser à votre place », résume le P. Béguerie pour qui « fort de ce principe (Mgr Lefebvre) ne prenait pas comme un mensonge le fait de trahir la vérité ».
Tout un programme qui s’incarne dans les péripéties de l’élection de Lefebvre comme supérieur général des spiritains, contre l’avis même de Jean XXIII. Désormais à la tête de la puissante congrégation missionnaire, il allait pouvoir mettre en œuvre son projet de restauration, avant que ses prises de position au Concile ne provoquent son éviction par le chapitre général qui allait suivre Vatican II.
L’intérêt du livre de Philippe Béguerie réside d’abord dans la cinquantaine de documents, souvent inédits et empruntés à la meilleure source : ses anciens confrères spiritains l’ont autorisé à puiser dans leurs archives d’une période qui constitue toujours pour eux une vive blessure. Mais à cet aspect documentaire, le P. Béguerie ajoute le témoignage de l’acteur direct des événements racontés d’une plume alerte.
L’ensemble constitue ainsi un document passionnant sur une époque charnière encore peu étudiée par les historiens. Pourtant, relève Florian Michel dans la postface de l’ouvrage, « ce qui se passe entre 1962 et 1968 au sein de la congrégation des pères du Saint-Esprit est déterminant pour la suite de l’histoire de l’intégrisme ». Et de souligner combien le départ de Mgr Lefebvre des spiritains « contient en germe la fondation de la Fraternité Saint-Pie-X ».
Nicolas Senèze
La Croix du 10 février 2011