Journaliste de La Croix dont on apprécie toujours la précision et la bonne connaissance des dossiers religieux, en particulier quand il s'agit des Églises orientales et orthodoxes, Nicolas Senèze met ici en œuvre les mêmes qualités pour brosser une synthèse du lefebvrisme. Il s'agit d'un ouvrage de seconde main, où l'auteur a su tirer le meilleur de plusieurs livres spécialisés déjà parus sur le sujet, qu'ils soient historiques (E. Poulat, L. Perrin), liturgiques (A. Bugnini, A.-G. Martimort, F. Cassingena-Trévedy) ou théologiques (J. Ratzinger), citant aussi largement l'épaisse biographie de Marcel Lefebvre qu'a récemment fait paraître Bernard Tissier de Mallerais, un des quatre évêques illicitement ordonnés par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988, geste qui, rappelons-le, avait consacré (c'est bien le cas de le dire…) le schisme (Éd. Clovis, 2002, 740 pages).
Malgré ce que pourrait laisser croire le sous-titre, les deux tiers du livre se rapportent à la période antérieure à cette date funeste de 1988, qui vit la rupture de communion entre le pape et Marcel Lefebvre (1905-1991), archevêque de Dakar (1955-1962), brièvement évêque de Tulle (janvier-juillet 1962) puis supérieur général des spiritains (1962-1969). C'est que notre journaliste présente en quelques chapitres clairs et bien écrits l'essentiel de l'arrière-plan de cette « crise intégriste » : biographie de Lefebvre, né dans une famille du Nord de la France très pratiquante et marquée par l'Action française - lutte quasi obsessionnelle de certains courants dans l'Église contre le modernisme, la franc-maçonnerie puis le communisme -, le concile de Vatican II et son aggiornamento absolument pas accepté par ces courants-là qui, finalement, connaissant mal la vraie Tradition de l'Église, restent accrochés à une conception partielle et, donc, erronée de cette dernière car arrêtée à une époque donnée (plutôt le xixe siècle) et, de fait, plus vivante du tout, comme l'écrit dans une lettre « d'une grande profondeur théologique » (p. 102), au ton vif, Paul VI à Lefebvre à l'automne 1976, quelques semaines après l'avoir suspendu a divinis (p. 97). N. Senèze montre bien (et cela est aussi utile à bien avoir en tête aujourd'hui qu'il y a vingt ans…) que, finalement, si la question liturgique est celle que l'on brandit souvent, surtout les médias, pour expliquer le schisme intégriste, elle n'est pas la seule et d'ailleurs pas forcément la plus importante, occultant souvent des oppositions plus profondes qui vont parfois jusqu'au refus pur et simple du concile de Vatican II, surtout sur des points comme le dialogue œcuménique, la liberté de conscience et la collégialité épiscopale. Non sans humour, notre auteur commente ce point important : « Dans sa conception de la Tradition, Mgr Lefebvre fait […] preuve d'un certain subjectivisme. Ce que relevait déjà le cardinal Ratzinger dans une lettre du 28 juillet 1987 : "En fournissant une interprétation personnelle des textes du Magistère, vous feriez paradoxalement preuve de ce libéralisme que vous condamnez si fortement", soulignait le futur Benoît XVI. À écouter aujourd'hui les fidèles traditionalistes et intégristes, qui se "bricolent" tous plus ou moins leur propre Tradition, on pourrait même se demander si l'intégrisme catholique n'est pas plutôt un post-modernisme » (p. 134-135)…
Dans les deux derniers chapitres, après quelques pages intéressantes sur l'intérêt très fort que porte le pape actuel aux questions liturgiques (p. 149-155) de même que sur son attachement au… concile de Vatican II, interprété dans une perspective de continuité réformatrice plutôt que de rupture avec le passé et, donc, la Tradition (p. 158-162), N. Senèze s'efforce d'expliquer deux événements récents : l'érection de l'Institut du Bon Pasteur en septembre 2006 (p. 163-167) et le motu proprio « Summorum pontificium » du 7 juillet 2007 (p. 173-176) dont les résultats lui apparaissent maigres pour l'instant, concluant ainsi son ultime chapitre : « Difficile dès lors de concilier cette restauration de l'avant-Vatican II avec la volonté de réconciliation de Benoît XVI. Aussi, même si la stratégie de "saucissonnage" qui consiste à enlever, par tranches, des fidèles à la FSSPX [nota : Fraternité Saint-Pie X, lefebvriste] peut porter quelques fruits, il y a fort à parier que cette nouvelle tentative échoue comme les précédentes » (p. 180).
Néanmoins, dans les quelques pages de sa conclusion (p. 181-186), que certains trouveront un peu trop irénique, notre journaliste, soucieux à juste titre de l'unité de l'Église, exhorte les uns et les autres à une double tâche : un « vrai travail de réception du concile Vatican II » (p. 181) et un véritable « approfondissement de la liturgie » (p. 182) qui suppose, entre autres, ce qui pourrait être utile à de nombreuses paroisses actuelles, de « redécouvrir la valeur du silence » au cours de la messe (p. 183). « Au final, conclut Senèze, la résorption du schisme lefebvriste demandera donc un énorme travail de réconciliation. Il faudra, de part et d'autre, reconnaître les blessures. Celles causées par une réforme liturgique parfois maladroitement appliquée. Celles aussi nées de trente ans de désobéissance à des papes insultés et à des évêques traînés dans la boue » (p. 185). Or, comme il le dit justement avec raison dans sa dernière page, cette réconciliation « est pourtant plus que jamais nécessaire, tant l'Église doit faire face aujourd'hui à d'autres urgences. L'immense travail d'aggiornamento de la foi entrepris à Vatican II avait avant tout une optique missionnaire et évangélisatrice : mieux proposer la foi chrétienne dans le monde d'aujourd'hui. Mais quelle crédibilité ont les chrétiens quand ils prêchent l'Évangile tout en se divisant sur des querelles liturgiques ? » (p. 186).
David Roure