Lors de l’élection de Benoît XVI, vous avez fait paraître un communiqué dans lequel vous parliez d’une « lueur d’espoir ». Qu’entendiez-vous par ces mots ?
Notre espérance repose avant tout sur les promesses de Jésus-Christ. Il est vrai que les choses ne vont pas bien dans l’Église : c’est une tragédie. Mais face à cette situation dramatique, il y a la promesse de Notre Seigneur que « les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre l’Église ». Notre espérance se fonde sur cette certitude et son application concrète.
La solution toute simple à cette crise pourrait être la venue d’un nouveau pape qui rétablirait l’ordre des choses. D’où une secrète attente, et un ensemble d’indices qui pourraient l’encourager.
Par exemple au chemin de croix du Vendredi saint, le cardinal Ratzinger a dressé un tableau de l’Église assez réaliste : « Le bateau est en train de couler ». Il est également celui qui a le plus parlé contre la nouvelle messe et fait un plaidoyer pour l’ancienne. De plus, il faut reconnaître que Benoît XVI a été élu dans un mouvement de réaction. Il y a une certaine attente au niveau de la hiérarchie face à l’état désastreux de l’Église. On peut réellement penser qu’il a été élu en opposition au progressisme : il bénéficiait au 4me tour de plus de 100 voix. Les progressistes ont perçu cette élection comme une défaite. Tout cela nous donne un peu d’espérance. Sans aucun doute le cardinal Ratzinger sait que l’Église est dans une situation terrible. Et n’oublions pas qu’il connaît le 3me secret de Fatima.
Cependant, il n’est pas facile de parler du futur. Un regard sur l’avenir est quelque chose de délicat, sachant que lorsque l’on parle d’un homme, on parle de liberté, de contingences… c’est donc une probabilité. On ne peut aller plus loin.
Néanmoins un regard vers le futur se fonde aussi sur le passé. Et nous connaissons assez bien le cardinal Ratzinger. Ce que nous pouvions penser du cardinal, nous pourrions aussi le penser de Benoît XVI, en particulier de sa position hégélienne sur l’évolution de l’histoire et son développement. Tout en reconnaissant qu’il a les grâces d’état et une assistance particulière de l’Esprit Saint.
Trois mois après l’élection, cette lueur d’espoir s’est-elle accrue ou éteinte ?
Il ne faut pas le cacher, dès le départ il y a un problème qui menace d’éteindre la lueur : Benoît XVI reste attaché au concile. C’est son œuvre, c’est son enfant. Il est arrivé au concile comme le plus jeune expert, avec celui qui deviendra plus tard le cardinal Medina.
En 1985, le cardinal Ratzinger a fait un constat sur le concile : selon lui, c’est une mauvaise compréhension du concile qui a porté ces mauvais fruits. Pour nous, notre position sur le concile est qu’il s’y trouve des erreurs, des ambiguïtés qui conduisent à bien d’autres erreurs qui sont pires. Il y a là un esprit qui n’est pas catholique.
Alors, Rome essaie de trouver une formule « buvable » ; il s’agit de voir le concile à la lumière de la Tradition. Mais quelle Tradition ? En 1988, il était reproché à Mgr Lefebvre d’avoir une notion incomplète de la Tradition, un concept fixiste : le « passé ». Alors que la Tradition « se ferait aujourd’hui », - expression on ne peut plus ambiguë. Tout est pourtant si bien résumé dans l’adage traditionnel « nihil novi, nisi quod traditum est ». Et c’est la même chose pour la messe : on nous propose d’accepter que la nouvelle messe est valide, si elle est célébrée avec l’intention de faire le sacrifice de Notre Seigneur. Mais ce n’est pas là le problème que pose en premier la nouvelle messe. Même valide, elle est un poison, un poison lent contre la foi, à cause principalement des omissions sur l’essentiel : le sacrifice expiatoire, la présence réelle et le rôle du prêtre. Ainsi elle ne nourrit plus la foi comme il faudrait, et elle conduit surtout par omission à l’erreur et à l’hérésie protestante. Malheureusement, malgré tous les problèmes actuels, aujourd’hui patents, Rome n’arrive pas à se dégager du concile et des réformes conciliaires.
Plus particulièrement, il faut reconnaître que depuis son accession au souverain pontificat Benoît XVI a une idée – qui sera une idée-clé de son pontificat – c’est la réunification des orthodoxes. On réduit sensiblement l’œcuménisme, il est vrai. Mais ce concept d’unité avec les « frères séparés » ne sera « ni une absorption, ni une fusion ». Alors qu’est-ce que ce concept d’unité pour les autorités romaines ? « Ce ne sera pas une agglomération d’Églises » dit le cardinal Kasper, président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens . En tout cas cela ne peut pas être les deux à la fois, sous peine de contradiction : absorption-fusion et agglomération. Le pape Jean-Paul II disait que tous les chrétiens ont la même foi et le cardinal Kasper affirme que « pour avoir la même foi, il n’est pas nécessaire d’avoir le même credo ». Cette fameuse question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? », on vit sans plus se la poser. On vit en se disant que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». L’homme moderne vit sans se préoccuper de la vérité, ni de ce qui est bien.
Benoît XVI est au milieu de cardinaux comme le cardinal Kasper. Qu’est-ce qu’il va pouvoir faire ? Qu’est-ce qu’il va vouloir faire ? La nomination de Mgr Levada, archevêque de San Francisco, à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi laisse présager un désastre.
Malgré cela conservez-vous encore une lueur d’espoir ?
Si l’on peut dire qu’avant son accession au souverain pontificat l’Église était en chute libre, Benoît XVI ouvrira un parachute, et il y aura un certain coup de frein. Un coup de frein qui pourra être plus ou moins important selon que le parachute sera plus ou moins vaste. Mais la direction reste la même. Faut-il espérer plus que ce coup de frein? Les promesses de Notre Seigneur valent pour toujours. Et le Bon Dieu se sert de tout pour faire avancer son Église là où il veut.
Permettez-moi de vous donner un avis personnel : si Benoît XVI est mis au pied du mur, dans une situation de crise, face à une réaction très violente des progressistes, ou bien devant une crise politique, des persécutions, je pense – en observant comment il a agi et réagi jusqu’ici – qu’il fera le bon choix.
Voici quelques faits :
- À
sa nomination à l’évêché de Munich, en 1977, alors qu’il n’a été
jusqu’à présent que professeur de théologie, il rentre dans le concret
et il est obligé d’interdire à un de ses amis d’occuper la chaire de
théologie de la faculté. Ce qui va lui valoir l’opposition de ses
anciens amis.
- En
France, en 1983, il rappelle que le catéchisme est le catéchisme romain
c’est-à-dire celui du concile de Trente. Et il affrontera l’ire des
évêques de France.
- On
sait que le cardinal Ratzinger était opposé à la rencontre
interreligieuse d’Assise, en 1986, et qu’il n’y est pas allé. La
seconde fois, en 2002, toujours opposé, il a été contraint de s’y
rendre. Et il donnera plusieurs fois sa démission comme préfet de la
Congrégation de la foi à cause de désaccords avec le pape, notamment
sur Assise.
- La Charte de Cologne, en 1989, signée par 500 théologiens contre le magistère romain, rassemblait la grande majorité des forces intellectuelles catholiques de l’époque. Ils manifestaient ouvertement leur hostilité à Rome et au magistère. Le cardinal produisit alors des écrits sur la nouvelle théologie. Dans une description très fine et réaliste, il faisait apparaître l’étendue de la gravité. Malheureusement les remèdes proposés étaient très en deçà du diagnostic, quasiment nuls.
Maintenant que le cardinal Ratzinger est pape, on peut s’attendre à ce que, devant la gravité de la situation, Rome porte un regard sur tous ceux qui sont attachés à l’ancienne messe. Deux lignes se dessinent : l’une, qui veut soutenir la Fraternité Saint-Pie-X, l’autre qui se propose de renforcer Ecclesia Dei et de grignoter la Fraternité. Il semble que cette dernière ait prévalu. Il y aura certainement deux niveaux d’action. L’on verra un renforcement donnant plus de poids au soutien de ceux qui veulent l’ancienne messe. Il y aura également un renforcement au niveau des groupes Ecclesia Dei. Mais jusqu’ici, nous constatons que finalement tout tourne à notre profit et à celui de la Tradition ; tout compte fait, le Bon Dieu se sert de la Fraternité Saint-Pierre comme tremplin pour la Fraternité Saint-Pie-X. Dans ce sens, on ne peut que se réjouir de toute ouverture en faveur de l’ancienne messe.
Si vous étiez reçu par le pape, que lui demanderiez-vous ?
Je lui demanderais la liberté de la messe pour tous et dans le monde entier. Dans notre situation personnelle, il s’agira également de rétracter ce décret d’excommunication relatif aux sacres. Ce sont les deux préalables que nous ne pouvons dissocier d’une discussion doctrinale ultérieure. On sait bien que tout ne se limite pas à la messe, mais il faut commencer par du concret ; il faut commencer par un début. Ce serait une brèche très profonde et efficace dans le système progressiste ; cela amènerait graduellement un changement d’atmosphère et d’esprit dans l’Église.
Un chef de dicastère à Rome, en voyant nos processions lors de l’Année Sainte, en 2000, s’est exclamé : « Mais ils sont catholiques, nous sommes obligés de faire quelque chose pour eux ». Il y a encore des évêques, des cardinaux qui sont catholiques, mais le mal est tellement répandu que Rome n’ose plus prendre le bistouri.
On voit bien que l’Église passe par le même état que Notre Seigneur sur la croix. Je me demande si la 3me partie du message de Fatima ne concerne pas une mort apparente de l’Église. C’est une situation inouïe que nous vivons, mais la grâce du Bon Dieu est encore puissante. Nous pouvons vivre chrétiennement. On peut encore montrer que la religion catholique existe, et qu’on peut encore en vivre. Et cet exemple vivant de la Tradition compte beaucoup dans nos relations avec Rome.
Car Écône n’est pas contre Rome, comme le disent les journalistes. Nous partageons avec le pape Benoît XVI le même constat sur la situation dramatique de l’Église. Et comment ne pas être d’accord sur ce constat lorsqu’on voit la chute des vocations : à Dublin en Irlande, l’an dernier, il n’y aurait eu aucune entrée de séminaristes ! Chez les jésuites il y a un an ou deux, on a compté seulement sept professions perpétuelles pour toute la congrégation ! Mais Rome ne remonte pas à la cause des effets que tout le monde constate, parce que cela équivaudrait à une remise en cause du concile. Il faut que Rome retrouve sa Tradition. Bien sûr, ce n’est pas nous qui convertissons, c’est Dieu ; mais nous pouvons apporter notre petite pierre à la restauration, nous devons faire tout ce que nous pouvons. Il faut faire comprendre que la Tradition n’est pas un état archéologique : c’est l’état normal de l’Église aujourd’hui encore.
Nous pouvons également présenter aux autorités ecclésiastiques des études théologiques sur le concile. Cela demande du temps. Après, il y a tout un travail à faire auprès des évêques, des prêtres. Il y a beaucoup de fidèles qui sont prêts à reprendre, beaucoup plus que l’on ne croit. Pour les prêtres, c’est plus difficile. Ceux qui ont l’âge du concile, ceux qui ont tout lâché et se sont lancés dans cette aventure, n’arrivent plus à revenir. Les plus jeunes sont beaucoup plus ouverts.
Vous demandez la liberté pour la messe traditionnelle, quelle solution cette messe peut-elle apporter à la crise présente ?
Nous demandons la libéralisation de l’ancienne messe et nous ne pouvons que nous réjouir de toute ouverture en ce sens. Pourquoi ? Parce que l’ancienne messe requiert la foi, demande toute la foi et donne toute la foi. Lorsqu’on dit l’ancienne, on ne veut plus redire la nouvelle.
Cette messe demande tout le reste. C’est le cœur de l’Église. Elle régénère tout le Corps. Comme le cœur propulse dans tout le corps humain le sang, source de vie, ainsi dans le Corps mystique, la grâce, source de vie, est répandue par la messe à travers le canal des sacrements. Si la pompe s’arrête, la vie s’arrête. Aussi l’Église a besoin de cette pompe surnaturelle qu’est la messe. Tout le sens catholique, toute la vie catholique passent, grâce à elle, dans toute l’Église. C’est d’ailleurs à cause de ce même principe que la nouvelle messe, défaillante, cause tant de dégâts. Le nouvel Ordo Missae, c’est une sorte de cœur qui flanche, parfois même jusqu’à l’infarctus.
Cette liberté de la messe traditionnelle est-elle impossible à accorder ? Un exemple peut montrer que non. Ainsi, le cardinal Ratzinger et le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, sont allés voir le pape Jean-Paul II pour faire placer à un poste-clé un évêque convaincu que l’Église ne sortira pas de cette crise sans le retour à l’ancienne messe, et tout aussi persuadé que le prêtre ne peut pas trouver son identité dans la nouvelle messe.
Un autre fait : le cardinal Castillon Hoyos, préfet de la Congrégation du Clergé et président de la Commission Ecclesia Dei, a déclaré en conférence à Münster : « La nouvelle messe a été reconnue par le pape. C’est infaillible. Elle est donc bonne ». Cependant il a avoué en privé: « C’est vrai qu’il manque quelque chose à cette nouvelle messe ». Or, le mal c’est précisément la privation d’un bien, ce « quelque chose » qui manque cruellement à la nouvelle messe.
Rome se rend bien compte qu’il y a là une injustice. Elle sait parfaitement qu’on ne peut pas interdire cette messe. En disant Rome, je pense à la Curie, à Jean-Paul II et à Benoît XVI. Le cardinal Medina, ancien préfet de la Congrégation pour le Culte divin, reconnaît publiquement qu’il n’y a pas de texte qui interdise l’ancienne messe.
Il est tout à fait possible que la libéralisation se fasse sous ce pontificat. Mais il y a une forte opposition de la part des diocèses.
On entend parfois cette objection : Avec la liberté pour la messe traditionnelle, les fidèles s’en retourneront dans leurs paroisses, et que deviendra la Fraternité Saint-Pie-X ?
Le cardinal Ratzinger travaillait au renforcement d’Ecclesia Dei ; cela peut se traduire aujourd’hui par l’érection d’entités plus ou moins exemptes de l’autorité des évêques. J’estime alors que notre situation sera plus difficile que sous Jean-Paul II, car beaucoup pourront être trompés.
Nous,
nous demandons toute la foi, tous les sacrements, toute la discipline
catholique. Et pas la messe en liberté surveillée : la messe de saint
Pie V avec une prédication conciliaire. Pourquoi ? Là aussi des faits :
- Regardez la Fraternité Saint-Pierre. Ici on leur laisse tout juste dire la messe, là un peu plus. Ailleurs, interdiction de donner les autres sacrements. En Allemagne, tout au plus un quart d’heure pour confesser avant la messe. En Suisse, le catéchisme est interdit. Un évêque américain refuse d’accorder la messe à un groupe de 250 fidèles bien qu’ils soient parfaitement en règle aux yeux de Rome .
- « Mais voyez Campos ! », me direz-vous. La réalité, c’est que les autorités romaines ont choisi Mgr Rifan qui était disposé à dire la nouvelle messe. « Je ne le fais pas, a-t-il dit à Rome, parce que cela causerait trop de trouble parmi mes fidèles ». Pour sa part, le cardinal Cottier, le théologien du pape, déclarait à propos du statut accordé à Mgr Rifan : « Il y a une dynamique qui s’engage, qui va le conduire à la nouvelle messe ».
L’Église dont le cardinal Ratzinger a reconnu qu’elle prenait « l’eau de toutes parts » a besoin de se tourner vers sa Tradition oubliée. Nous en vivons et en jouissons pleinement. Nous donnons la preuve que la Tradition n’est pas dépassée, mais au contraire adaptée au temps présent, parce qu’elle est universelle, parce qu’elle se situe dans la ligne ininterrompue des principes éternels. Et parce que Dieu ne change pas.