« Les dangers qui menacent la liturgie aujourd'hui »
Dans un entretien accordé à La Croix, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi confirme ses inquiétudes sur l'évolution des pratiques liturgiques dans l'Eglise catholique. A quatre mois de son 75e anniversaire, et après vingt ans à un poste ultra-sensible, ce théologien allemand de haut vol ne cache pas un vif désir de retourner à son travail intellectue.
La question des diaconesses n'était pas le thème principal de notre travail : il s'agissait plutôt de la figure du diacre comme telle, qui se déploie actuellement de manières si diverses que l’on a du mal à en cerner le noyau. Il faut donc aller en profondeur pour mieux situer ce ministère au plan ecclésial.
C'est dans ce contexte qu'apparaît le problème des diaconesses. Elles ont constitué une réalité dans l'Église primitive, mais l'interprétation des faits historiques n'est pas facile ; il y a cependant un consensus pour estimer qu'elles n'ont jamais été considérées comme un pur équivalent féminin des diacres, mais comme une réalité propre. La question des diacres étant déjà assez complexe, il est encore plus difficile de définir la possibilité ou non d'un tel ministère féminin... De toute façon, le jugement ultime ne revient pas aux seuls faits historiques, mais au discernement du magistère, avec l’aide de l'Esprit-Saint !
L'actualité, c'est aussi le projet de vous confier l'examen des délits commis contre les sacrements dans l'Église universelle (dont les cas de prêtres pédophiles)...
Notre dicastère est traditionnellement compétent pour les delicta graviora, les délits très graves contre les sacrements. Ce qui est nouveau, ce sont les normes qui viennent d'être édictées, avec l'approbation du Saint-père, pour faire face à des situations inédites : une législation nouvelle, donc, sur la base d'une compétence ancienne. Ces normes sont d'ores et déjà en vigueur ; leur détail juridique n'a pas été publié-vous comprendrez qu'il s'agit de questions très délicates mais les grandes lignes en ont été communiquées à qui de droit.
Vous-même êtes personnellement dans l'actualité avec la parution en français de deux livres. Le premier, Voici quel est notre Dieu, est une présentation sereine de la foi catholique dans les circonstances actuelles : l’avez-vous conçu comme une justification de la foi ?
Je n'ai pas tant pensé à une telle apologétique qu’à un dialogue de foi avec le journaliste Peter Seewald qui, depuis notre premier livre entretien (Le Sel de la terre), a évolué de l'agnosticisme vers la foi. Ce livre est une sorte de catéchisme dont les questions ne seraient pas préfabriquées, mais reprises de nos propres questionnements. Grégoire de Nysse et Augustin disaient que notre compréhension de la foi sera éternellement en mouvement, parce que nos questions sont toujours beaucoup plus grandes que notre compréhension.
...une foi dont la transmission vous parait en crise ?
Oui, c'est évident. Beaucoup de parents, de catéchistes, de responsables pastoraux disent que les jeunes ont du mal à trouver des réponses à toutes leurs questions ; les manuels de religion, pourtant bien faits, peinent à trouver la bonne méthode pour transmettre la foi comme une vision unifiée de la réalité. Ce n'est pas l'Église qui est en cause, mais le climat intellectuel et culturel de notre temps où l'agnosticisme devient la « religion naturelle ». Le nombre des non-baptisés ne cesse d'augmenter, et celui des fidèles adhérant vraiment à la foi de l'Église diminue. Ainsi va notre siècle, que cela nous plaise ou non. -
Votre second livre, L'Esprit de la liturgie, semble plus personnel (votre fonction romaine n'y est même pas mentionnée). Qu'est-ce qui vous rend si attentif et si sensible aux questions liturgiques ?
Ce livre est vraiment le fruit d'une réflexion de cinquante ans. Tout mon parcours spirituel se retrouve dans ce travail sur la liturgie, entendue non seulement au sens strict, mais comme la grande question fondamentale de la relation entre Dieu et le monde, entre l’homme et son Créateur. entre religion et vie publique. La question, aussi, de voir comment, dans le concert des religions et à travers la continuité d' Israël à l'Église, il y a une unité du dessein de Dieu. Cette unité s'exprime dans la liturgie, qui est certes historiquement déterminée, mais qui doit refléter en même temps l'universalité de l'agir de Dieu avec nous. C'est la que le chrétien trouve l’Église comme telle, en actes, croyante et médiatrice de la grâce : tout le reste (les engagements du croyant, ses « oeuvres de piété »...) est secondaire. Comme le dit Vatican II, la liturgie est vraiment le centre d'où découle tout le reste de la vie chrétienne.
Parmi vos références bibliques, beaucoup sont tirées de l'Ancien Testament. Le Nouveau Testament n'a-t-il pas rompu avec le culte ancien du Temple ?
Il me semble que nous souffrons tous d'un certain marcionisme en voulant séparer l'Ancien et le Nouveau Testament. L'histoire de l’Église, spécialement avec Luther, a gardé une trace profonde de cette tendance. Or, la tradition vraiment catholique a toujours vécu la profonde unité de l'action de Dieu, et donc des deux Testaments. Bien sur il existe des évolutions de l'un à l''autre. Mais il s'agit de l'unique chemin de Dieu avec l’homme : la continuité l'emporte sur les ruptures. Le Nouveau Testament se développe à partir de l'Ancien, qui lui-même contient déjà son propre dépassement, l'attente de son accomplissement ; en même temps, le Nouveau porte en lui toutes les richesses de l'Ancien. C'est une vérité très importante pour moi. Libérons-nous d'une vision trop étroite du Nouveau Testament qui ne peut plus comprendre la richesse universelle du Christ, ni la profondeur de la liturgie.
Le Nouveau Testament n'inclut-il pas dans l'eucharistie la dimension de repas que vous semblez exclure ?
Je ne nie pas que l'eucharistie comporte aussi la dimension du repas. Mais elle ne s'y réduit pas, elle a un sens beaucoup plus large et plus profond, qui consiste en la présence du mystère pascal, intégrant tout le désir humain de vaincre la mort et de toucher la vie divine, de se libérer de la vulnérabilité de cette vie pour parvenir à la communion avec Dieu. Dans l’eucharistie, il y a à la fois la table de la Parole et la table d'un repas - mais le repas des noces du Royaume ! En fait, c'est tout le chemin de l'homme vers Dieu qui se trouve ainsi présent dans la liturgie, dans une synthèse de toute la création, de l'ensemble des religions, de la révélation judéo-chrétienne et du développement spirituel de chaque personne. Tout ce mouvement, cosmique et historique, est récapitulé dans la liturgie.
Votre livre brosse un tableau bien sombre des pratiques liturgiques actuelles. Tout se passe-t-il vraiment d'une manière aussi catastrophique que vous le dites ?
Il serait injuste de dire cela. Le ton fondamental de mon livre n'est pas négatif : je voulais plutôt communiquer à mon texte la joie de la vraie réalité de la liturgie. Mais, comme c'est une question d'amour, il faut aussi faire la critique des problèmes qui la menacent. Or, le grand danger de notre temps pour la liturgie (comme pour la catéchèse, d'ailleurs), c'est que cette dimension cosmique est assez étrangère à notre culture individualiste ; et puisqu'elle nous échappe, prévaut une mentalité selon laquelle il suffit de « créer » une liturgie correspondant à nos propres idées et dans laquelle c'est la communauté elle-même qui se présente. Ce danger de ne plus comprendre la grandeur de l'Église et de chercher quelque divertissement dans un groupe n'exprimant que lui-même m'inquiète. Il ne résulte pas d’une mauvaise volonté, mais du contexte où nous vivons. Pour aider les gens à vivre au mieux la liturgie, il faut les avertir des tentations qui peuvent en empêcher la réalisation. Hier, d'autres dangers ont menacé la liturgie, tels le rubricisme ou le légalisme. Notre problème aujourd'hui même s'il y a déjà à nouveau des rubricistes et des légalistes, c'est plutôt une fausse conception, un malentendu dû au désir de créativité dans la liturgie, désir encouragé par une volonté d'auto-expression des communautés. Tant de gens aujourd'hui se plaignent de ce qu'il n'y ait plus deux messes égales l'une à l'autre, au point de se demander s'il existe encore une liturgie catholique... Ce point de vue est certainement exagéré, mais le danger est là. D'où mon appel : libérons-nous de nous-mêmes, et abandonnons-nous à une réalité plus grande !
Vous insistez fortement sur l'« orientation » des églises (et donc de l'autel et du prêtre autant que de l'assemblée) vers le Soleil levant, le Christ. Cette direction symbolique, attestée dès l'Antiquité, connaît beaucoup d'exceptions (autel au centre chez saint Augustin, Saint-Pierre de Rome tourné vers l'Occident...). Faut-il être systématique en un tel domaine ?
Je ne sais pas exactement comment saint Augustin procédait, mais je connais la conclusion de beaucoup de ses sermons ! » : toute la communauté, avec l'évêque, « se tournait » (convertere) vers cet Orient. Ce qui est important dans ce mouvement d' « orientation », c'est l'expression radicale de la dimension cosmique de la liturgie : elle n'est pas une petite chose dans ma maison, mais l'inscription de notre vie et de notre histoire dans le grand mouvement du monde, avec toute la création ainsi transformée en symbole du Christ qui vient. C'est une interprétation eschatologique de la Création : nous sommes en chemin vers le Christ qui vient déjà, dans l'eucharistie, se rendre présent à nous dans le monde. La liturgie ne se laisse pas enfermer dans nos murs ; au contraire, elle les ouvre vers le Soleil, vers la vraie Lumière du monde, le Christ qui vient nous rencontrer là pour nous guider vers les cieux nouveaux et la terre nouvelle.
Je reste cependant très modeste quant à la mise en pratique de cela. On ne peut pas à nouveau tout changer dans la disposition de nos églises - et je suis opposé aux changements permanents : il faut de la stabilité dans la liturgie ! Mais la croix peut très bien se substituer à l’Orient : s'il n'y a pas de possibilité de déplacer l'autel pour que toute l’assemblée « s'oriente » vers le Soleil levant, on devrait toujours au moins orienter visiblement toute la communauté vers un crucifix placé devant ou sur l'autel (et non à côté : les regards doivent se concentrer sur le Christ, pas sur le prêtre !).
Votre plaidoyer ne risque-t-il pas d'être interprété comme un soutien à la pratique liturgique d'avant Vatican II (rite dit de saint Pie V) ?
Certains liturgistes voudraient faire croire que toute idée non totalement conforme à leurs « rubriques » serait un retour en arrière... Ca ne va pas ! C'est une attitude de parti pris ! Il faut réfléchir - de maniére ouverte, et non pas tuer d'emblée toute réflexion en l'accusant d'être « partisan de saint Pie V »... Il faut dépasser cette façon de penser ! Je sois évidemment pour Vatican II, qui nous a apporté tant de belles choses. Mais déclarer cela indépassable, et juger inacceptable toute réflexion sur ce que nous devons reprendre de l'histoire de l'Eglise, voilà un sectarisme que j 'accepte pas !
Cela signifie-t-il que vous souhaitez une « réforme de la réforme » liturgique introduite par Vatican II ?
Je vous l'ai déjà dit : je suis pour la stabilité ! Si on change la liturgie chaque jour, ce n'est plus vivable ! Il faut aussi avoir un peu de mémoire : moi-même, tout ce que j'ai vécu en plus de soixante-dix ans a nourri ma spiritualité. Mais, d'autre part, le fixisme - « Maintenant, tout est fait... » - est tout aussi contre-indiqué. En fait, c'est à chaque génération de voir ce qu'on peut améliorer pour être toujours plus conforme aux origines et au véritable esprit de la liturgie. Et je pense qu'il y a effectivement matière aujourd'hui, pour la nouvelle génération, à « réformer la réforme ». Non pas avec des révolutions (je suis un réformiste, pas un révolutionnaire...), mais en changeant ce qui doit l'étre. Déclarer toute réforme impossible me semblerait un dogmatisme absurde.
Vous venez d'évoquer votre âge. Le 16 avril prochain, jour de votre 75e anniversaire, constitue-t-il une échéance importante pour vous ?
Je l'espère ! Le simple fait d'atteindre cet âge me permet d'espérer, puisque le règlement de la curie met alors fin à un certain type de responsabilités...
À quoi aimeriez-vous consacrer la suite de votre vie ?
J'ai toujours le désir de retourner à mon travail théologique. J'ai l'intention d'écrire un livre sur le Seigneur.
Recueilli par Michel Kubler (à Rome)