Élément souvent ignoré à Rome, l’intégrisme catholique est, par son histoire autant que sa démographie, un phénomène français dans son essence Depuis plusieurs semaines, à l’appel de l’institut Civitas, des catholiques manifestent devant des théâtres français. Deux pièces de théâtre sont au cœur du débat : l’une de l’Italien Romeo Castelucci, Sul concetto di volto nel figlio di Dio, une réflexion autour d’un fils qui soigne son père incontinent, et Golgota Picnic, de l’Espagnol Rodrigo Garcia, féroce dénonciation de la société de consommation.
Amalgame ensuite entre la situation du catholicisme en France et celle des chrétiens d’Orient. Cette pratique de l’amalgame par des méthodes insidieuses qui n’hésitent pas à employer le mensonge sont bien connues en France : ce sont celles traditionnellement utilisées par l’extrême-droite. Sur son site Internet, l’institut Civitas ne se cache d’ailleurs pas d’être « un mouvement politique » qui se veut « inspiré par le droit naturel et la doctrine sociale de l'Église » avec pour but « l’instauration de la Royauté sociale du Christ ».
Mais si on y regarde de plus près, cette « royauté sociale du Christ » et cette « doctrine sociale de l’Église », sont bien éloignées des thématiques contemporaines du Magistère. Il s’agit en réalité d’un bricolage de quelques encycliques rédigées entre le XIXme et le début du XXme siècle, sensées représenter la « Tradition » de l’Église et dessinant « un ordre social chrétien » défendu par une Église toute puissante et dominatrice. On comprend dès lors que les prêtres de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX) soient si nombreux parmi les cadres religieux de l’institut Civitas qui apparaît ainsi comme le bras politique de la FSSPX.
On le voit donc : religion et politique sont ici intimement mêlés. Et, pour être plus précis, politique française. Et il faut avoir à l’esprit que, contrairement à l’Allemagne ou à l’Italie, la démocratie chrétienne n’a jamais réellement su s’imposer en France, pays où « catholique » a longtemps été synonyme d’« antirépublicain ». Et c’est sur ce terreau que l’intégrisme catholique a conçu sa relation à l’ordre social. En ce sens, l’intégrisme catholique est un phénomène essentiellement français.
En effet, bien que né en Espagne pour désigner un parti né sous l’invocation du Syllabus, l’intégrisme a grandi et prospéré en France où il s’est posé en défenseur d’un catholicisme intégral face aux idées « modernistes » condamnées par Pie X dans Pascendi. C’est dans cette même défense face aux idées de la Révolution française que l’intégrisme catholique va se conjuguer aux idées de l’Action française de Charles Maurras. Certes, celui-ci reproche au christianisme, d’origine juive, d’avoir perverti la civilisation occidentale, mais il reconnaît à l’Église un rôle essentiel de gardienne de l’ordre moral. C’est sur cette base que se fera l’alliance avec un certain nombre de catholiques.
En 1926, la condamnation de l’Action française par Pie XI sera un moment déchirant pour bien des catholiques français. Ainsi pour le futur Mgr Lefebvre : à l’époque, celui-ci est étudiant au Séminaire français de Rome alors dirigé par le P. Henri le Floch, un fervent soutien de Maurras et qui devra quitter ses fonctions sur l’insistance de Pie XI. Nonce à Paris en 1947, le futur pape Jean XXIII sera choqué d’entendre Mgr Lefebvre, le jour de son ordination épiscopale, porter un toast à la mémoire du P. Le Floch : il s’en souviendra douze ans plus tard au moment de retirer à l’archevêque de Dakar sa charge de délégué apostolique pour l’Afrique francophone.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que Pie XII a levé les sanctions contre l’Action française jugées désormais inutiles, des éléments maurrassiens désormais ultra-minoritaires dans le catholicisme français, vont tenter de continuer le combat dans l’Église. C’est le cas de Jean Ousset qui fonde la Cité catholique pour promouvoir le « renouveau chrétien » de la France et s’inspire des méthodes communistes : de petites cellules de cadres qui doivent influencer la société française.
En pleine guerre froide et alors que la France est confrontée à la désagrégation de son empire colonial, il pose les bases d’un combat qui se présente comme la défense de la civilisation occidentale menacée par le communisme et l’islam. Pendant la Guerre d’Algérie, des éléments de la Cité catholique aideront certains officiers à transmettre cette « colonne vertébrale idéologique » à une armée en mal de cause de cause à défendre. Et si Mgr Lefebvre encouragera Ousset dans son combat, les évêques de France émettent des réserves sur un mouvement « très axée dans une certaine ligne politique : droite et extrême droite ».
C’est sur cet arrière fond politique qu’intervient le concile Vatican II. Pour nombre de ces catholiques aux franges de l’Église, l’affaiblissement de la civilisation occidentale chrétienne ne peut qu’être encouragé par l’ouverture d’une Église qui renonce à imposer sa domination sur la société. « De Gaulle et Vatican II, c’était beaucoup pour Lefebvre », résume l’historien Philippe Levillain.
Mgr Lefebvre devient dès lors le porte-drapeau de l’opposition au concile dans lequel il ne voit que la transposition à l’Église des idées pernicieuses de la Révolution française : liberté (la liberté religieuse qui ruine les droits de la vérité), égalité (la collégialité épiscopale qui met à mal la structure monarchique de l’Église), fraternité (l’œcuménisme qui empêche les autres chrétiens de revenir à la vraie foi pour assurer leur salut). La question liturgique ne viendra que plusieurs années après : expression de l’Église triomphante de la Contre-Réforme, le Missel de saint Pie V sera alors l’étendard de la guerre contre celui de Paul VI, expression d’une foi perçue comme affaiblie.
Commencera alors le long combat qui mènera Mgr Lefebvre jusqu’au schisme de 1988, puis aux interminables discussions entre la FSSPX et Rome, de 2001 à aujourd’hui. Une histoire là encore largement française : dès ses débuts, la FSSPX comprendra une large majorité de Français et, aujourd’hui encore, sur 529 prêtres, la Fraternité compte plus de 200 Français. Même chose en ce qui concerne les instituts Ecclesia Dei, érigés après 1988 pour les fidèles qui ne voulaient pas suivre Mgr Lefebvre dans le schisme : la plupart sont Français ou comptent une majorité de Français parmi leurs fondateurs…
Autant par son histoire que par sa composition démographique, le monde intégriste est donc très marqué par l’esprit français. Un esprit cartésien, centralisateur et universaliste que le pragmatisme romain a parfois bien du mal à cerner.
Nicolas Senèze