Une interview récente au Journal La Croix (26 juin 2006, n° 37479, p. 9) de Mgr Patabendige, secrétaire de la Congrégation pour le Culte divin et la discipline des Sacrements, laissait entendre qu'à la faveur de la promulgation prochaine de l'Exhortation post-synodale du Synode sur l'Eucharistie de 2005, le pape Benoît XVI pourrait répondre à la demande insistante de certains cercles catholiques d'un élargissement de l'usage de la messe tridentine, telle que la publie le Missale Romanum de 1962. Il va sans dire que nous suivrions la détermination de Benoît XVI, même si nous la regretterions et en redouterions les répercussions négatives dans le peuple chrétien majoritairement attaché, quoi qu'on en dise, à la messe dite de Paul VI.
Que l'on me comprenne bien ! Je ne renie pas la messe tridentine qui fut la messe de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse religieuse et sacerdotale. C'est elle qui m'a fait grandir dans l'intelligence de l'eucharistie. Lorsque j'ai été ordonné prêtre, je savais par cœur l’Ordo Missae de saint Pie V, pour avoir servi d'innombrables messes à l'aide du missel bilingue Don Lefebvre que j'avais reçu en cadeau pour ma profession de foi. L'antienne Introibo ad altare Dei a fait la joie de ma jeunesse et bien d'autres textes encore, et pourtant l’Ordo Missae de Paul VI, à partir de l'Avent 1969, a constitué pour moi un progrès par le nouveau rapport qu'il instaurait entre le prêtre et l'assemblée, par une conception renouvelée de la dimension sacrificielle de la messe grâce aux trois nouvelles prières eucharistiques et à la transformation des rites de l'offertoire, sans parler de la plus grande richesse eucologique des textes proposés par le nouveau Missel.
J'entends dire, surtout par des jeunes qui n'ont pas connu comme moi l'usage habituel de la messe tridentine et qui l'ont découverte récemment, que la messe tridentine favoriserait bien davantage l'expression du sacré inhérent à la messe. De quel sacré s'agit-il ? S'exprime-t-il par la distance existant entre le célébrant et l'assemblée, par le nombre des signes de croix et des génuflexions, par le silence absolu durant la prière eucharistique réservée au seul prêtre ?
Lorsque j'ai été ordonné prêtre selon l'ancien Pontifical, il m'en coûta beaucoup de devoir proférer le Canon de la messe secreto selon la rubrique du Missel de 1962. La messe d'ordination était alors l'unique occasion où toutes les prières de la messe, y compris le Canon, était proférées à haute voix puisque, dès leur ordination, les nouveaux prêtres devaient les dire toutes, en même temps que l'évêque, y compris celles du Lavabo. Que faisaient les fidèles pendant que le prêtre priait le Canon secreto ? D'une part, à la messe chantée, ils chantaient le Sanctus, alors coupé en deux parties, le Benedictus étant chanté après la consécration, d'autre part les plus évolués qui disposaient d'un vrai missel latin-français y suivaient vaille que vaille la prière du prêtre, d'autres priaient le chapelet, d'autres encore priaient selon leur inspiration. Ces chrétiens avaient-ils du sacré une approche plus grande que les chrétiens qui aujourd'hui s'unissent à la prière du prêtre en l'écoutant proclamée ou chantée dans leur langue ? À la messe conventuelle, chez les dominicains, aussitôt après le chant de la première partie du Sanctus, nous nous prosternions sur les formes de nos stalles et nous participions à la prière du Canon dans une attitude contemplative où chacun exprimait librement sa prière : pour ma part, aussi bien avant d'être prêtre que devenu prêtre avant que l'on instaurât la concélébration, je murmurais la prière eucharistique I que je connaissais par coeur. Cette manière de faire était-elle plus sacrée que ce que propose aujourd'hui l’Ordo Missae de Paul VI ? Qu'il me soit permis d'en douter ! Le sacré requiert-il que l'on dérobe la célébration des mystères en tenant les fidèles à distance de l'autel, en fermant le sanctuaire par une iconostase comme on le fait dans les rites orientaux, en prononçant secreto les paroles les plus sacrées ? Notre Dieu n'est-il pas un Dieu qui, en Jésus Christ, s'est approché des hommes ?
La messe n'est pas un saint spectacle auquel assistent des fidèles recueillis. L'esprit, de l'actuel Missale Romanum promulgué par Paul VI en fidélité à Sacrosanctum Concilium se traduit dans la préoccupation constante et primordiale de l'assemblée, présentée comme le premier acteur de la célébration.
La messe typique est désormais celle où le peuple est présent tandis que la missa sine populo, pour légitime qu'elle fût, est envisagée comme un cas limite.
Qu'on veuille bien prêter attention à quelques numéros significatifs de la Présentation générale de la Tertia typica du Missale Romanum :
« La célébration de la messe, comme action du Christ et du peuple de Dieu organisé hiérarchiquement, est le centre de toute la vie chrétienne pour l'Église, aussi bien universelle que locale, et pour chacun des fidèles. C'est en elle en effet que se trouve le sommet de l'action par laquelle Dieu, dans le Christ, sanctifie le monde, et du culte que les hommes offrent au Père, en l'adorant dans l'Esprit Saint par le Christ Fils de Dieu... » (n° 16).
On m'objectera à juste titre qu'en dépit des apparences, ce résultat peut être obtenu également par la messe tridentine mais, poursuit la Présentation Générale : « II est donc de la plus grande importance que la célébration de la messe, c'est-à-dire la Cène du Seigneur, soit réglée de telle façon que les ministres et les fidèles y participent selon leur condition, en recueillant pleinement les fruits que le Christ Seigneur a voulu nous faire obtenir en instituant le sacrifice eucharistique de son Corps et de son Sang, et en le confiant, comme le mémorial de sa passion et de sa résurrection, à l'Église, son Épouse bien aimée. » (n° 17)
« Ce résultat sera obtenu si, en tenant compte de la nature de chaque assemblée et des diverses circonstances qui la caractérisent, la célébration tout entière est organisée pour faciliter chez les fidèles cette participation consciente, active et plénière du corps et de l'esprit, animée par la ferveur de la foi, de l'espérance et de la charité. Une telle participation est souhaitée par l'Église et demandée par la nature même de la célébration ; elle est un droit et un devoir pour le peuple chrétien en vertu de son baptême.» (n° 18)
Bien sûr, on ne manquera pas de discuter les modalités de cette « participation consciente, active et plénière du corps et de l'esprit », mais elle n'est pas, comme d'aucuns le disent, une invention des animateurs liturgiques, elle a été explicitement voulue par le second concile du Vatican :
« L'Église se soucie d'obtenir que les fidèles n'assistent pas au mystère de la foi comme des spectateurs étrangers ou muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée… » (Sacrosanctum Concilium, n° 48.)
Même si, bien évidemment, la participation active n'est pas exclue du rite tridentin, on peut au moins reconnaître que le concile n'aurait pas fait cette déclaration s'il avait estimé alors que ce résultat était pleinement obtenu par la messe tridentine.
Ajoutons, en citant à nouveau la Présentation générale du Missel, que si le prêtre est investi par l'Ordre du pouvoir sacré d'offrir le sacrifice en la personne du Christ, il le lait en tant que tête d'un peuple rassemblé dont il préside la prière et qu'il s'associe dans l'offrande du sacrifice (voir n° 93).
« Dans la célébration de la messe, les fidèles constituent le peuple saint, le peuple racheté et le sacerdoce royal, pour rendre grâce à Dieu et pour offrir la victime sans tache, non seulement pour l'offrir par les mains du prêtre, mais pour l'offrir ensemble avec lui et apprendre à s'offrir eux-mêmes. Ils s'efforceront de le manifester par un profond sens religieux et par leur charité envers les frères qui participent à la même célébration » (n° 93).
La messe est bien selon les termes du Catéchisme de l'Église catholique « le mémorial de la Pâque du Christ, l'actualisation et l'offrande sacramentelle de son unique sacrifice, dans la liturgie de l'Église qui est son Corps. Dans toutes les prières eucharistiques, nous trouvons, après les paroles de l'institution, un prière appelée anamnèse ou mémorial » (n° 1362).
Cet enseignement est clair, la messe a bien un offertoire, mais il n'est pas là où on l'a cru pendant plusieurs siècles. Les prières d'offertoire de la messe tridentine, Suscipe... hanc immaculatam hostiam, Offerimus tibi calicem salutaris, Suscipe hanc oblationem quam tibi offerimus sont sans doute de belles prières de provenances diverses, mais elles anticipent le sacrifice, alors qu'on n'a encore sur l'autel que du pain et du vin. Jeune prêtre, j'ai aimé les « prières d'offertoire » du rite dominicain, plus dépouillées que celles du rite romain, la geste était sobre et magnifique de l'offrande du pain et du vin per modum unius en disant : « Reçois, Trinité sainte, cette offrande que je te présente en mémoire de la passion de Notre Seigneur Jésus Christ; qu'elle s'élève devant toi et te soit agréable et accomplisse mon salut et celui de tous les fidèles ». Sensible à l’esthétique du geste et de la parole, j’en oubliais plus d’une fois l’anomalie, alors que le véritable offertoire s’exprime en deux mots de l’anamnèse Unde et memores : Memores… offerimus, traduits par quatre mots français : faisant mémoire… nous offrons.
La praeparatio donorum de l’Ordo Missae de Paul VI, n’est pas une désacralisation de l’offertoire tridentin. L’acte essentiel du prêtre qui reçoit les oblats, ne consiste plus à élever la patène et le calice en un geste d’offrande, comme l’avaient imaginé les rituels médiévaux, mais à les disposer sur le corporal, les tenant d’abord un peu au-dessus de la table d’autel, tandis qu’une prière est prononcée à voix haute ou à voix basse. Celle-ci ne reprend plus les termes de l’Ordo tridentin, mais est calquée sur le modèle des bénédictions de la liturgie juive. Le pain et le vin sont considérés à la fois comme des dons de Dieu et le produit du travail de l’homme.
C’est en chantant le Per ipsum, prenant la patène avec l’hostie ainsi que le calice et les élevant ensemble, que le célébrant conclut l’offrande de la prière eucharistique. Les rites de l’ancienne petite élévation que certains célébrants inattentifs maintiennent à ce moment-là sont contraires aux rubriques du nouvel Ordo Missae.
Le nouvel Ordo Missae aurait, selon certains, évacué toute perspective esthétique tant du point de vue du chant que de l’ordonnance des lieux. C’est oublier que le latin demeure la langue originelle de la liturgie réformée selon les prescriptions du Concile Vatican II, que l’editio typica du Missale Romanum est en latin. De ce fait, le chant grégorien demeure dans l’un et l’autre Ordo « le chant propre de la liturgie romaine, selon les termes de Sacrosanctum Concilium, et par là celui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place » (n° 106). N’idéalisons pas le passé, le grégorien des paroisses catholiques avant Vatican II n’était pas aussi parfaitement exécuté que les jeunes génération l’imaginent, il était parfois « braillé » et le plain-chant remplacé par des expressions décadentes dont on peut contester la valeur esthétique. Quant à l’ordonnance des lieux de célébration, il faut ne pas connaître le chapitre V de la Présentation générale du Missel Romain, « Disposition et décoration des Eglises pour la célébration Eucharistique », pour affirmer qu’elle serait désormais laissée à l’arbitraire. C’est vrai que ces dispositions sont souvent méconnues et laissées pour compte, mais ce ne sont pas les textes normatifs qu’il convient d’incriminer. Travaillant depuis de longs mois en qualité d’affectataire avec le ministère des affaires culturelles à l’aménagement du chœur de la cathédrale de Metz, je suis à même de témoigner que l’on peut mettre au service de la « nouvelle liturgie » toutes les ressources de la beauté et de l’art contemporain et créer de la sorte un nouveau sacré qui n’a rien à envier à celui d’antan. Un sacré qui n’a rien de destructeur, puisqu’il s’accommode des nova et vetera qui constituent la prière de l’Eglise catholique.
La coexistence de deux rites à la fois très proches et très différents, comme on vient de le montrer, est une totale nouveauté dans l’histoire de l’Eglise d’Occident. Les rites latins que le Missel de 1570 avait laissé subsister en raison de leur ancienneté de plus de deux cents ans (comme le rite lyonnais, le rite cistercien ou le rite dominicain) n’étaient en fait que des variantes du rite romain ; la plupart, comme le rite dominicain, ont disparu avec l’Ordo Missae de Paul VI. Si elle devait s’installer durablement, cette coexistence finirait selon moi par nuire à l’unité de l’Eglise catholique. Ce n’est pas une question de tolérance, mais de la célébration eucharistique. L’unité devrait pouvoir se faire autour du nouvel Ordo Missae mieux compris et surtout mieux respecté et, pourquoi pas, d’un usage plus généreux de la langue latine.