Cher Confrère,
Je suis en train de lire, avec un très grand intérêt, votre livre Les spiritains dont vous avez le droit d’être fier.
J’ai lu, hier soir, les quelques pages que vous avez consacrées à Mgr Lefebvre. Je vous adresse quelques précisions dont l’une au moins, celle concernant l’attitude du Saint-Siège sur l’éventualité de son élection comme supérieur général, vous sera peutêtre utile en cas de réédition de votre livre.
En 1945, Mgr Roncalli était nonce à Paris. Au dire du père Joseph Bouchaud, il avait été consulté sur la nomination de Mgr Lefebvre à la charge de délégué apostolique, il avait donné un avis très défavorable. De la même source, la première fois que Jean XXIII reçut Mgr Lefebvre en audience, il lui aurait dit : «Vous êtes délégué apostolique de Dakar ; ditesvous (vous pouvez vous dire) que c’est bien malgré moi. »
Vous avez écrit (p. 545) : « Il favorisa dans toute l’AOF une oeuvre missionnaire remarquable… » Oui, mais aussi en AEF et à Madagascar.
« On remarquait l’appui qu’il donnait volontiers aux mouvements conservateurs et son attitude sans compromission avec l’islam. »
Deux remarques : Mgr Lefebvre ne donna son appui à des mouvements conservateurs qu’après avoir été déchargé de la délégation apostolique ; tant qu’il fut délégué, il respecta dans l’exercice de sa charge, la consigne donnée à tous les représentants du Saint-Siège de s’abstenir de toute prise de position personnelle. Dans l’intimité, il lui arrivait de dire par exemple devant tel ou tel document des cardinaux et évêques de France : « Ah! si je n’étais pas délégué apostolique… »
Son attitude assez sectaire envers l’islam, son refus d’accorder la simple bonne foi aux musulmans (« Ils savent que seule la religion du Christ est vraie, mais ils sont trop orgueilleux pour le reconnaître… » in sa Lettre pastorale) ne furent peut-être pas étrangers, on l’a souvent dit, à son éloignement de Dakar.
p. 546: « Le Saint-Siège… fit savoir que si ses confrères spiritains… l’élisaient comme supérieur général, il s’y montrerait favorable. » Cette affirmation repose-t-elle sur un fait ou sur une rumeur ? Cette prétendue et insolite intervention du Saint-Siège a joué un rôle certain dans l’élection de Mgr Lefebvre qui obtint juste le nombre de voix requises (les deux tiers) pour l’élection d’un évêque. Je vous donne mon témoignage personnel.
Lorsque vers la mi-juillet 1962, les capitulants arrivèrent rue Lhomond, je rendis visite, dans sa chambre, au père Duxburry, mon conovice, l’un des capitulants de la Province d’Angleterre. Je l’avais à peine salué qu’il me demanda : « Père Michel, pour qui faut-il voter ? Nous voudrions voter pour un Français. »
Et le dialogue suivant s’engagea :
– Votez pour qui vous voulez, sauf pour Mgr Lefebvre.
– Pourtant le père D (?), notre Provincial, nous a dit que le Saint-Père avait fait savoir qu’il désirait que Mgr Lefebvre soit élu…
– Je ne puis croire cela : c’est impossible…
La porte s’ouvre :
– Voilà justement le Père Provincial ; il va vous préciser cela.
Le Provincial :
– J’ai en effet demandé à un membre du Conseil général que je connais bien et en qui j’ai confiance : « Pour quel Français pouvons-nous voter ? » Il m’a répondu : « Je n’en vois pas d’autre que Mgr Lefebvre. Et puis, puisque vous me demandez pour qui voter, je puis vous dire que le Saint- Père lui-même a exprimé le désir que Mgr Lefebre soit élu… »
– Cela me paraît impossible…
– Ce membre du Conseil général m’a précisé : « Lorsque nous sommes allés, avec le père Griffin, faire une visite d’adieu au cardinal Feltin, celuici, qui revenait de Rome, a dit : « Le Saint-Père souhaite que les Spiritains élisent Mgr Lefebvre. »
– Ce n’est pas possible…
– J’ai toute confiance dans ce confrère, il est très droit et je le crois incapable de mentir. Il s’agit du père X [vivant] [père Gemmerlé]
– Je crois totalement à la bonne foi du père X, mais je continue de penser que le Saint-Père n’a pas dit cela. Et, si vous me le demandez, je pense pouvoir vous en donner la preuve.
– Eh bien ! je vous le demande, mais faites vite car nous entrons en retraite ce soir.
Il était environ 9 heures. J’étais bien connu de Mgr Veuillot, coadjuteur du cardinal Feltin. Je lui demandai de bien vouloir me recevoir pour une affaire urgente et grave. Dans son bureau, vers 10 heures, je le mettais au courant des paroles attribuées au cardinal. « Il s’agit en effet d’une chose grave, me dit-il : Son Éminence ne m’a rien dit à ce sujet ; je vais lui en parler et vous rapporter sa réponse. »
Vers 10h20, Mgr Veuillot me dit : « Voilà ce que j’ai à vous dire de la part de son Éminence et que vous êtes autorisé à faire connaître :
- Son Éminence a bien été reçue par le Saint-Père, mais ni cette fois, ni jamais dans le passé, il n’a été question de Mgr Lefebvre.
- Le Saint-Père n’a confié à son Éminence aucune mission concernant la Congrégation du Saint-Esprit ou l’élection de son supérieur général.
- Les cardinaux et archevêques de France n’ont nulle intention de s’immiscer dans l’élection du Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit et laissent une entière liberté à ce sujet aux spiritains euxmêmes.
- Il se peut que son Éminence qui, lors de son dernier séjour à Rome, a logé au Séminaire français, y ait entendu exprimer le souhait que Mgr Lefebvre soir élu. Peut-être au cours de sa conversation avec le père Griffin et son conseil à l’occasion d’une visite de courtoisie, a-t-elle fait allusion à ce qu’elle avait entendu à “Rome”, c’est-à-dire au Séminaire français. »
De retour rue Lhomond, j’ai fait part de cette déclaration au Provincial d’Angleterre, mais la rumeur d’une intervention de Jean XXIII a été répandue au Chapitre.
Si votre affirmation s’appuyait sur une documentation que j’ignore, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me le dire.
En vous redisant la joie que m’apporte la lecture de votre livre, je vous prie de croire, mon père, à mes sentiments tout fraternels.