« Un peu de lumière sur la crise actuelle de l’Église »
On me demande de définir et de décrire d’une manière plus explicite le mal qui s’introduit dans l’Église à notre époque.
Combien je comprends ce désir de la part de nombreux catholiques ou non-catholiques qui demeurent stupéfaits, indignés ou consternés de voir se répandre à l’intérieur de l’Église – et par ses ministres – des doctrines qui mettent en doute les vérités jusqu’ici estimées comme les fondements immuables de la foi catholique, tandis que l’intelligence de ces pasteurs indignes se rebelle contre l’autorité du magistère infaillible de l’Église, leur volonté se rebelle également contre ceux qui détiennent l’autorité dans l’Église.
Toute autorité a, dans une certaine mesure, les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Les évêques possèdent ces trois pouvoirs dans la mesure de leur charge ou de leur service, c’est-à-dire pour prêcher, sanctifier et gouverner.
La structure de l’Église est une institution admirable, vraiment divine, tant elle répond à la fois à la centralisation, à l’unité nécessaire et à la décentralisation avec une grande possibilité et liberté d’action. En ajoutant à cela tous les organismes de consultation, d’entraide fraternelle entre les évêques – et entre les évêques et le pape – prévus par le droit canon, la divine institution de l’Église a traversé les siècles, demeurant elle-même, adaptée à tous les lieux et à toutes les circonstances avec un réalisme et une unité remarquables.
C’est cette unité dans la multiplicité qui permet à son magistère, à sa parole de s’étendre à tous les temps, à tous les lieux avec une permanence doctrinale étonnante. Des branches entières se sont séparées du tronc, mais n’ont pas atteint la structure, ni la substance doctrinale. De graves erreurs et hérésies ont semblé mettre l’Église en péril, mais, avec le secours de l’Esprit Saint, l’Institution et la parole n’ont pas varié.
C’est précisément ce qui déplaît souverainement non seulement aux ennemis traditionnels de l’Église inspirés par le Prince de ce monde, mais, disons-le, à la nature humaine déchue, retrouvant toujours en elle ce sursaut misérable de rébellion contre l’autorité, c’est-à-dire contre Dieu. Le Non serviam est encore dans toutes nos âmes, même après le baptême. Quand les assauts des adversaires de Notre Seigneur et de son obéissance trouvent écho dans les rangs des fidèles et des pasteurs de l’Église, alors se prépare une nouvelle déchirure dans l’Église, une nouvelle hérésie, un nouveau schisme.
Garaudy l’a bien dit, il y a quelques années à Louvain, parlant aux étudiants de l’université : « Nous ne pourrons vraiment collaborer que lorsque l’Église aura modifié son magistère et son genre d’autorité. » On ne peut mieux dire. Et quand on sait qu’au regard de ceux qui cherchent à dominer le monde, les communistes et les technocrates de la finance internationale, le seul véritable obstacle à l’asservissement de l’humanité est l’Église catholique et romaine, on ne sera pas surpris des efforts conjugués des communistes et des francs-maçons pour modifier et le magistère et la structure hiérarchique de l’Église.
Gagner une victoire au Proche ou en Extrême-Orient est appréciable, mais paralyser le magistère de l’Église et modifier sa Constitution représenterait une victoire sans précédent, car il ne suffit pas de conquérir les peuples pour abolir leur religion ; parfois au contraire, elle s’enracine davantage. Mais ruiner la foi en corrompant le magistère de l’Église, étouffer l’autorité personnelle en la rendant dépendante de multiples organismes qu’il est beaucoup plus aisé de noyauter et d’influencer, alors la fin de la religion catholique apparaîtra possible. Par ce magistère d’assemblées, on pourra introduire des doutes sur tous les problèmes de la foi et le magistère décentralisé paralysera le magistère romain.
Il est aisé de voir que ces attaques savantes soutenues par une presse mondiale même catholique, permettront de diffuser dans le monde entier des campagnes d’opinion qui troubleront les esprits ; toutes les vérités du Credo seront ébranlées, tous les commandements de Dieu, les sacrements…, c’est-à-dire tout le catéchisme bouleversé. Nous en avons des exemples retentissants.
Le magistère décentralisé perd le contrôle immédiat de la foi ; les multiples commissions théologiques des assemblées épiscopales tardent à se prononcer, parce que les membres sont divisés dans leurs opinions, dans leurs méthodes.
Il y a dix ans – et à plus forte raison vingt ans – le magistère personnel du pape et des évêques aurait réagi immédiatement, même si, parmi les évêques et les théologiens, certains n’étaient pas consentants.Maintenant, le magistère se trouve soumis à des majorités. C’est la paralysie qui empêche l’intervention immédiate ou la rend faible et inefficace pour contenter tous les membres des commissions ou des assemblées.
Cet esprit de démocratisation du ministère de l’Église est un danger mortel, sinon pour l’Église que Dieu protégera toujours, du moins pour des millions d’âmes désemparées et intoxiquées, auxquelles les médecins ne viennent pas en aide.
Il suffit de lire les comptes rendus des assemblées à tous les échelons pour reconnaître que ce qu’on peut appeler « la collégialité du magistère » équivaut à la paralysie du magistère. Notre Seigneur a demandé aux personnes de paître son troupeau et non à une collectivité ; les Apôtres ont obéi aux ordres du maître et, jusqu’au XXe siècle, il en fut ainsi. Il a fallu arriver à notre temps pour entendre parler de l’Église en état de Concile permanent, de l’Église en continuelle collégialité. Les résultats ne se sont pas fait attendre longtemps. Tout est sens dessus dessous : la foi, les moeurs, la discipline. On pourrait multiplier les exemples à l’infini.
Paralysie du magistère et affadissement du magistère : ce dernier aspect se manifeste par l’absence de définition des notions, des termes employés, par l’absence des précisions, des distinctions nécessaires, de telle sorte qu’on ne sait plus ce que parler veut dire : que l’on songe à ces mots de dignité humaine, de liberté, de justice sociale, de paix, de conscience… On peut désormais, dans l’Église elle-même, donner à ces mots un sens marxiste ou un sens chrétien avec la même conviction.
À la démocratisation du magistère fait suite naturellement la démocratisation du gouvernement. Les idées modernes sur ce point sont telles qu’il était plus aisé encore d’obtenir ce résultat. Elles se sont traduites dans l’Église par le fameux slogan de la « collégialité ». Il fallait collégialiser le gouvernement : celui du pape ou celui des évêques avec un collège presbytéral, celui du curé avec un collège pastoral des laïcs, le tout flanqué de commissions, de conseils, de sessions, etc., avant que les autorités ne s’avisent de donner des ordres et des directives.
Le combat de la collégialité appuyé par toute la presse communiste, protestante, progressiste restera fameux dans les annales du Concile. Peuton dire qu’il a été mis en échec ? Ce serait exagéré de l’affirmer. A-t-il pleinement réussi conformément aux désirs de leurs auteurs? On n’oserait pas davantage le dire quand on a constaté le mécontentement qu’ils ont manifesté à l’occasion de la fameuse « note explicative » ajoutée à la Constitution dogmatique sur l’Église, et dernièrement lors du synode épiscopal qu’ils voulaient délibératif et non consultatif.
Mais, si le pape personnellement a gardé une certaine liberté de gouvernement, comment ne pas constater que les Conférences épiscopales la limitent singulièrement ? On peut citer plusieurs cas précis en ces dernières années où le Saint-Père est revenu sur une décision sous la pression d’une Conférence épiscopale. Or son gouvernement s’étend non seulement aux pasteurs mais aux fidèles. Seul le pape à un pouvoir de juridiction s’étendant au monde entier.
Une conséquence beaucoup plus apparente du gouvernement collégial est la paralysie du gouvernement de chaque évêque dans son diocèse. Que de réflexions faites par les évêques eux-mêmes à ce sujet et qui sont instructives ! Théoriquement, l’évêque peut, dans de nombreux cas, agir contre un voeu de l’Assemblée, parfois même contre une majorité si le vote n’est pas soumis au Saint-Siège ; mais, dans la pratique, cela se révèle impossible. Dès la fin de l’Assemblée, les évêques publient les décisions. Elles sont connues de tous les prêtres et fidèles. Quel évêque pourra s’opposer de fait à ces décisions sans montrer son désaccord avec l’Assemblée et trouver immédiatement devant lui quelques esprits révolutionnaires qui en appelleront à l’Assemblée contre lui ? L’évêque est prisonnier de cette collégialité qui aurait dû se limiter à un organisme de consultation, de mise en commun, mais non un organisme de décision (1).
Certes, saint Pie X avait déjà approuvé des Conférences épiscopales, mais il leur avait donné une définition précise qui justifiait parfaitement ces Assemblées : « Nous sommes persuadés que ces Assemblées d’évêques sont de la plus grande importance pour maintenir et développer le règne de Dieu dans toutes les régions et toutes les provinces. Lorsque les évêques, gardiens des choses saintes, mettent ainsi leurs lumières en commun, il en résulte que non seulement ils aperçoivent mieux les besoins de leurs peuples et choisissent les remèdes les plus convenables, mais encore qu’ils resserrent les liens qui les unissaient entre eux » (Aux évêques du Pérou, 24 sept. 1905. Cf. aussi conclusion de la Lettre aux évêques du Portugal du 5 mai 1905).
Ce collégialisme s’applique aussi à l’intérieur des diocèses, des paroisses, des congrégations religieuses, de toutes les communautés d’Église, de telle sorte que l’exercice du gouvernement devient impossible : l’autorité est constamment mise en échec.
Qui dit élections, dit partis et, par conséquent, divisions. Quand le gouvernement habituel est soumis à des votes consultatifs dans son exercice normal, il est rendu inefficace. C’est alors la collectivité qui en souffre, car le bien commun ne peut plus être poursuivi efficacement, énergiquement.
L’introduction du collégialisme dans l’Église est un affaiblissement considérable de son efficacité, d’autant plus que l’Esprit Saint est moins facilement contristé et contrarié dans une personne que dans une assemblée. Quand les personnes sont responsables, elles agissent, elles parlent, même si certains se taisent. En assemblée, c’est le nombre qui décide, alors qu’au Concile, c’est le pape qui décide, même contre la majorité s’il le juge prudent. Le nombre ne fait pas la vérité.
Ainsi la dialectique est introduite dans l’Église par le collégialisme ou la démocratisation et, en conséquence, la division, le malaise, le manque d’unité et de charité. Les adversaires de l’Église peuvent se réjouir de cet affaiblissement du magistère et du gouvernement collégialisés. C’est une victoire partielle. Certes, ils la souhaitaient plus complète, mais déjà les effets s’en font sentir en leur faveur : la puissance de résistance de l’Église au communisme, à l’hérésie, à l’immoralité a considérablement diminué.
Tels sont les faits que nous pouvons constater et qui causent dans l’Église une crise très grave.
Mais déjà les funestes effets de cette situation provoquent de saines réactions. La Conférence épiscopale espagnole vient de remettre à nouveau la responsabilité de l’Action catholique aux évêques des diocèses, supprimant les pouvoirs de direction de l’organisme national qui est ramené à sa juste fonction, c’est-à-dire un trait d’union, un carrefour.
Le réalisme, le bon sens et surtout la grâce de l’Esprit Saint aideront à rendre à l’Église ce qui a toujours fait sa vigueur et son adaptation : des apôtres au magistère et au gouvernement personnels agissant selon les normes de la saine prudence et du don de conseil. C’est ainsi qu’ont pu sauver l’Église des Augustin, Athanase, Hilaire et tant d’autres.
(1) Pour donner un exemple concret de cette réalité, je puis citer un fait récent dont je fus le témoin. Dans un diocèse où je visitais nos communautés, Mgr l’Évêque, très accueillant, vint me chercher à la gare et, s’excusant de ne pouvoir m’héberger dans son évêché, me conduisit au petit séminaire. J’y trouvais, dans les escaliers et couloirs, de nombreux jeunes gens et jeunes filles et, comme je demandais à Mgr l’Évêque si les jeunes gens étaient séminaristes, il me répondit avec un profond soupir : « Hélas non, croyez bien que je ne suis pas d’accord sur la présence de ces jeunes dans mon séminaire, mais c’est la Conférence épiscopale qui a décidé que nous devions désormais faire des sessions d’Action catholique de jeunes gens et de jeunes filles dans nos petits séminaires. C’est ainsi que ces aspirants et aspirantes catéchistes demeurent ici huit jours. Que voulez-vous que je fasse ? Je ne puis faire autrement que les autres. »